« Etude des réactions des chats domestiques vis-à-vis de leur propriétaire et d’un individu inconnu caressant un rival potentiel. »
Bucher B, Arahori M, Chijiiwa H, Takagi S, Kazuo F, 2020. Domestic cats’ reactions to their owner and an unknown individual petting a potential rival. Pet Behaviour Science, 9:16-33.
Objectif
Cette étude s’est intéressée à évaluer l’existence d’une forme « primitive » de jalousie chez le chat domestique en suivant un protocole précédemment utilisé chez les nourrissons et les chiens domestiques. En effet, une forme « fondamentale » de jalousie a été décrite chez les nourrissons humains et a récemment été montrée également chez les chiens.
Avant d’aborder cette étude, il paraît important de redéfinir les concepts de « jalousie » et de « bases cognitives ». Dans un second temps, nous décrirons les résultats des études menées chez les nourrissons et les chiens domestiques.
Définitions des concepts de « jalousie » et « bases cognitives »
La jalousie est communément définie comme une émotion secondaire, c’est-à-dire une émotion complexe, fruit de notre expérience personnelle et de l’interaction avec nos semblables et combinant plusieurs émotions dites primaires. À la différence, les émotions primaires sont des réactions émotionnelles spontanées remplissant une fonction biologique adaptative comme la joie, la peur, la colère, la tristesse, le dégoût et la surprise tels qu’elles ont été définies par Paul Ekman*.
La jalousie combine donc des émotions de peur et d’anxiété, un sentiment d’insécurité par rapport à la perte éventuelle d’une relation appréciée, d’un statut préférentiel de grande valeur, au profit de ce que l’on pourrait nommer un rival.
L’étude s’interroge donc sur le fait que les chats auraient ou non des « bases cognitives » pouvant favoriser l’expression d’un comportement de jalousie, c’est-à-dire des processus mentaux qui influenceraient leur comportement et donc leur prise de décision dans telle ou telle situation de concurrence (affective ici) vis-à-vis d’un être aimé.
Études et constats sur d’autres espèces (Humain et chien domestique).
Des études ont été précédemment menées sur le nourrisson humain et ont montré l’expression de cette émotion complexe. Les réactions des nourrissons ont été étudiées lorsque leur mère interagissait avec un rival social potentiel – une poupée réaliste – par rapport à un objet non social – un livre – (Hart et al. 2004 ; Hart et Carrington, 2002 ; Mize et al. 2014).
Les chercheurs ont observé qu’avec la poupée, les nourrissons exprimaient des comportements révélateurs de jalousie (expressions faciales de colère ou de tristesse, vocalisations négatives) et cherchaient à se rapprocher de leur mère, par les regards et physiquement, et ce dès l’âge de 6 mois. Ces tests ont aussi été réalisés avec une personne inconnue, ce qui a conforté les résultats. En effet, les nourrissons réagissaient de manière plus évidente avec leur mère qu’avec la personne inconnue, prouvant ainsi qu’il ne s’agissait pas simplement d’une perte d’attention de la mère à leur égard, mais bien de la menace potentielle d’un rival social.
Ces études ont récemment été dupliquées chez le chien domestique (Harris et Prouvost, 2014) en comparant les comportements des canidés lorsque leur propriétaire manifestait de l’affection envers un rival social potentiel – un faux chien – et envers un objet non social – un livre. De nombreux comportements liés à la jalousie (attention plus importante, tentatives de séparation, agressivité) ont été constatés dans le cas du faux chien, ce qui a permis de décrire la possibilité d’une forme de jalousie chez le chien domestique.
Les chats sont capables de discriminer des émotions humaines au travers de nos expressions faciales (Galvan et Vonk, 2016). Ils montrent également une attention accrue à leur propriétaire après une longue séparation (Eriksson et al. 2017). Ils reconnaissent aussi la voix de leur propriétaire (Saito et Shinozuka, 2013).
Seraient-ils donc également capables de jalousie ? C’est ce qu’ont cherché à savoir les chercheurs de l’étude en dupliquant le protocole cité précédemment sur nos petits félins.
Méthode et dispositif de l’étude
Cinquante-deux chats domestiques et leurs propriétaires ont participé à cette étude, âgés de 9 mois à 17 ans (âge moyen de 5 ans). Vingt-trois femelles et vingt-neuf mâles de races différentes ont été étudiés dans les maisons de leurs propriétaires ou dans les « cat café » où ils vivaient (ils étaient isolés des autres résidents pendant l’étude et le propriétaire était « remplacé » par la personne qui leur prodigue habituellement les soins quotidiens, le manager du café).
Deux objets leur étaient soumis pour cette étude : l’un des deux était un objet « non social » – un coussin blanc en forme de cœur – et l’autre un objet dit « social » – le rival potentiel à savoir un chat blanc en peluche, en position assise et d’aspect le plus réaliste possible –.
Chaque chat a participé à huit essais répartis en deux conditions : la condition « non sociale » et la condition « sociale ».
Chaque condition consistait en quatre essais pendant lesquels les protagonistes (propriétaire et inconnu) caressaient l’objet (le coussin ou le chat en peluche) 2 fois l’objet de manière alternée : une fois le propriétaire, une fois l’inconnu pendant que l’autre restait neutre.
Chaque essai durait 45 secondes et était divisé en deux phases : l’une dite d’observation (15 secondes où l’on retenait légèrement le chat et on observait ses réactions vis-à-vis de l’objet et de l’humain), l’autre était une phase d’exploration (30 secondes où le chat était libre d’explorer tandis que les deux acteurs maintenaient une posture neutre et passive).
Les mesures, enregistrées en vidéo par caméra, ont été réparties en deux catégories :
– comportements orientés vers l’objet
– comportements orientés vers l’acteur (l’humain propriétaire ou étranger).
Dans la première catégorie étaient mesurés, l’attention portée à l’objet pendant la phase d’observation (la tête est orientée vers l’objet et il le regarde), l’attention portée vers l’objet quand le chat était libre de tout mouvement (tête orientée vers l’objet qu’il regarde), l’exploration du chat dans un périmètre rapproché de l’objet (corps, mais queue exclue) et un contact physique avec l’objet (le toucher avec son corps, queue exclue).
Dans la seconde catégorie, les comportements orientés vers l’acteur étaient mesurés, sa proximité de circulation autour de l’acteur et ses éventuels contacts avec l’acteur (corps, queue exclue).
Pour évaluer la fiabilité des mesures, deux collaborateurs aveugles, c’est-à-dire ignorant ce que cette étude cherchait à démontrer, ont aussi mesuré différents échantillons comportementaux. L’un a codé l’attention aux objets pour un échantillon aléatoire représentant 21% de la population totale, l’autre la proximité et les interactions avec objets et acteurs pour un échantillon de 25%.
Résultats
Il ne s’agit pas ici de détailler tous les résultats recueillis et mesurés. Nous avons donc résumé les résultats obtenus par les chercheurs.
Tout d’abord, l’action de caresser semble avoir amené les chats à prêter attention aux deux types d’objets caressés, et cela de manière indifférente entre les deux types d’objets. Cependant, ils ont accordé plus d’attention aux objets caressés par leur propriétaire (objet social comme non social) que lorsque l’action était faite par l’étranger, ce qui suggère un biais préférentiel envers leur propriétaire et pas forcément vis-à-vis de l’objet caressé.
Ensuite, quel que soit le milieu de vie, les mesures d’attention (regards et interactions) des petits félins envers l’objet social (chat en peluche) ont été significativement plus longues lorsqu’il s’agissait du propriétaire qui caressait ce dernier comparé à l’étranger. Ceci rappelle donc le comportement des nourrissons et/ou des chiens dans les études cités précédemment et pourrait permettre aux auteurs de conclure à une forme d’expression de la jalousie.
Conclusion
Ces deux mesures comportementales peuvent donc aller dans le sens d’une réaction de type jalousie chez le chat, ce que les chercheurs nomment une « base cognitive » de la jalousie, cependant, aucune forme d’agressivité ou de tentative de séparation (vis-à-vis du chat en peluche) n’a été décelée chez les chats à la différence de ce qui avait pu être décrit chez les nourrissons ou les chiens [cela peut s’expliquer par la nature solitaire du chat domestique].
On pourrait également penser qu’observer un humain caresser un objet ou simplement s’asseoir près de l’objet aurait pu augmenter l’attention des chats et l’exploration ultérieure de cet objet, ce qui n’a pas été le cas.
De plus, les chats sont restés plus proches de leur propriétaire que de l’étranger, quel que soit le type d’objet caressé par le propriétaire.
L’absence de comportement spécifique comme la tentative de séparation, l’absence d’émotion négative, considérés comme des signes de jalousie, excluent toute conclusion ferme sur une forme de jalousie chez le chat.
Deux raisons peuvent expliquer cela et l’étude l’évoque dans la discussion :
Premièrement, aujourd’hui, on ne peut pas encore affirmer avec certitudes que le lien d’attachement propriétaire-chat est de même nature que le lien d’attachement entre le nourrisson et sa mère ou entre le chien et son propriétaire. Cependant, une étude a récemment montré un lien d’attachement chat-humain se rapprochant fortement du lien entre le chien et son humain (Vitale et al. 2019).
Deuxièmement, il est concevable que les chats en peluche utilisés dans l’étude n’aient pas été suffisamment réalistes (pas de mouvement, pas de vocalisation, pas de sécrétion olfactive et chimique) et que nos chats n’aient pas été dupes de la « supercherie » montée de toute pièce.
Enfin, il est aussi probable qu’après une interaction initiale avec le chat en peluche, les chats se soient rendu compte qu’il n’était pas réel et donc qu’il n’était pas une menace potentielle.
Nos réflexions
Le protocole bien qu’ingénieux n’a pas permis de répondre de manière certaine à la question.
Il serait intéressant de mener ce type d’étude à grande échelle en ayant un échantillon encore plus large, pour comparer les réactions selon plusieurs paramètres : conditions de vie, âge, sexe, tempérament, entres autres. Il serait également intéressant de réaliser le test en variant les objets. Pourquoi avoir choisi un coussin blanc ressemblant potentiellement au chat en peluche, et non un livre comme dans l’étude avec les chiens ?
Quel protocole pourrait être mis en place pour compléter ou prolonger cette expérience ?
Confronter notre chat à un autre chat, mais cette fois un « vrai » paraît difficilement possible, à la différence du chien. Notre petit félin étant un animal à tendance solitaire, il ne cherche pas spécifiquement le contact de ses congénères. Nous connaissons tous la difficulté d’introduire un nouveau chat dans l’environnement de notre félin. De plus, et même avec un chat ayant une propension sociale accrue, la mesure de ses réactions paraît complexe : le chat risque de réagir à la vision de son congénère plutôt qu’au fait que son propriétaire le caresse…
Se pourrait-il que l’on puisse reproduire sur notre « faux chat » des informations chimiques et olfactives pour se rapprocher encore davantage de la réalité ? Par exemple en frottant un tissu imprégné des odeurs d’un chat inconnu sur la peluche. Il serait intéressant de tester cela !
Bref, mesurer ces émotions complexes chez le chat en l’état actuel de nos outils scientifiques reste un défi à relever !
*Paul Ekman, né le 15 février 1934, est un psychologue américain. Il fut l’un des pionniers dans l’étude des émotions dans leurs relations aux expressions faciales (théorie de détection des micro-expressions élaborée à partir d’études sur les sociétés primitives et leurs réactions universelles à diverses photographies).
EKMAN P., SORENSON E.R., FRIESEN W.V.: « Pan-cultural elements in facial displays of emotion », Science, 1969.
Par : Hugues Martinat
Relecture : Brunilde Ract-Madoux, Céline Huet-Amchin, Hélève Vigier, Charlotte de Mouzon, Annick Pezzulla et Charlotte Escuriola pour le collectif CATUS.